Ève Bureau-Point,
Anthropologue, chercheuse au CNRS et co-coordinatrice de l’axe thématique « Écologies et soins des mondes vivants» du Centre Norbert Elias
Si l’utilisation des pesticides a augmenté de 82% en moyenne sur les 30 dernières années, toutes les régions du monde ne sont pas impactées à la même échelle.
Comment s’explique l’explosion de leur utilisation dans les pays du Sud ?
La notion de pays du Sud rassemble des pays qui ne se ressemblent pas. Dans certains pays, comme le Mexique ou l’Inde, l’accélération du recours aux pesticides date des années 1970, avec la révolution verte. Dans d’autres, comme le Cambodge ou la Côte d’Ivoire, elle a eu lieu une vingtaine d’années plus tard.
Ce phénomène est, entre autres, le fruit du capitalisme, et notamment de stratégies industrielles. En effet, l’extension du marché des pesticides dans les Suds représente une opportunité de développement importante pour les entreprises de production de pesticides qui y trouvent généralement une régulation moins contraignante qu’en Europe ou aux Etats-Unis.
De plus, ces entreprises font preuve d’agilité pour proposer des produits adaptés aux difficultés des petits producteurs, qui voient dans les pesticides un outil indispensable pour produire plus, rester compétitif, tout en utilisant moins de main d’œuvre. La vitesse d’adaptation du marché est malheureusement en décalage avec la lenteur de la mise en application de réglementations censées encadrer ce marché et protéger la santé et l’environnement.
Qu’en est-il au Cambodge ?
Au Cambodge l’explosion de l’utilisation des pesticides s’est faite avec l’ouverture du pays à l’économie de marché, une fois le pays sorti de la guerre d’Indochine, du régime des Khmers rouges et du régime sous domination vietnamienne. L’arrivée des semences à haut rendement, la mécanisation, le développement de l’irrigation et les intrants chimiques (engrais, pesticides) a relancé la productivité agricole, sous une autre forme qu’aux temps angkoriens.
Aujourd’hui, hormis quelques pratiques vivrières qui subsistent, une province qui produit du riz bio pour l’export et quelques projets d’agriculture agroécologique, les pesticides sont massivement utilisés. Par exemple, pour un cycle de production de concombres, il peut y avoir jusqu’à 17 applications en 50 jours, avec des mélanges de 2 à 11 produits au cours d’une seule et même application.
Or les interactions chimiques de ces mélanges n’ont jamais été étudiées, à l’international ou au Cambodge. Les données nécessaires à la mise sur le marché des molécules ne concernent que la molécule utilisée de façon isolée. Les effets produits doivent donc être tout à fait uniques, et devraient attirer l’attention du monde politique et scientifique pour sortir du déni et de la posture d’ignorance qui semble plus convoitée jusque-là.
Justement, pouvez-vous nous dire un mot des effets de ces pesticides sur la santé ?
À l’échelle des familles rurales, et de la population en général, les corrélations entre pesticides et impacts sur la santé sont omniprésentes, mais elles sont peu documentées par les sciences de la santé et de l’environnement (les études toxicologiques sont rares, absence de systèmes de surveillance,…). Les effets directs et indirects des pesticides sont également peu médiatisés, à l’exception de quelques intoxications collectives qui interrogent publiquement le lien avec les pesticides. Lorsque des personnes décèdent jeunes de cancers après avoir manipulé des pesticides au quotidien pendant vingt ans, ces décès, qui pourraient faire l’objet d’investigation en raison de la forte présomption de lien avec l’exposition aux pesticides, restent inexplorés par la biomédecine et demeurent invisibilisés.
Les effets des pesticides sur la santé pénètrent peu l’espace public, il y a toujours quelqu’un pour susciter le doute et fabriquer de l’ignorance. Cela permet de ne pas effrayer la population et de continuer le recours massif aux intrants chimiques.
Selon vous, quels seraient les leviers d’action pour en réduire l’usage ?
Tout d’abord, une prise de conscience multi-niveaux est indispensable. À l’échelle gouvernementale, une forte volonté politique est centrale pour impulser des changements de pratiques et doit être accompagnée par des politiques de financements internationales impliquant les pays producteurs et exportateurs de pesticides.
Aussi, il est primordial d’accompagner et d’informer les agriculteurs et la population sur l’importance des savoirs locaux et écologiques, sur les risques sanitaires et environnementaux et les effets à long-terme du changement de modèle de production,, ainsi que sur les savoirs agronomiques qui peuvent accompagner la mise en oeuvre d’une agriculture durable.
En fixant des limites maximales de résidus de pesticides plus strictes, les pays importateurs de produits agricoles peuvent également faire pression sur l’État cambodgien, en veillant toutefois à ce que les contraintes liées à ces réglementations ne pèsent pas sur les petits agriculteurs. Certes les effets se limitent alors aux productions destinées à l’export, comme le riz ou le poivre, mais si le contrôle des pesticides est effectif dans une filière, on serait en droit d’espérer que cela puisse servir à d’autres filières. Toujours est-il que le rétropédalage auquel nous assistons actuellement en Europe en matière de réduction des pesticides risque de limiter ces effets Nords-Suds…
Ce qui est sûr, c’est qu’il est plus aisé d’entrer dans l’agriculture chimique que d’en sortir. Réduire ou sortir de l’usage de pesticides sans violence nécessite une mobilisation de la société toute entière. Les politiques publiques agricoles ont jusque-là fait porter les frais de la réduction des intrants chimiques aux travailleurs agricoles. Par ailleurs, les interdictions sont rapidement suivies de dérogations, ou du développement de marchés illicites. Ces politiques devraient soutenir des changements plus profonds depuis l’industrie jusqu’au consommateur, en investissant dans la mise en place d’un accès à une alimentation de qualité pour toute la population.